L’internement administratif

L’internement administratif

L’internement administratif dans notre pays a une histoire, et malheureusement une histoire républicaine, liée à l’implosion en mars 1938 du Front populaire et à la désignation d’Édouard Daladier comme président du Conseil.

Cette période, que certains qualifient de « daladiérisme » est une des pages les plus noires de la IIIe République. Elle va instaurer une véritable xénophobie d’État, si contraire aux principes républicains et à la tradition française de droit d’asile que cette république n’y survivra pas.

Les historiens Monique Lise Cohen et Éric Malo, dans un colloque de 1990 sur les camps du Sud-Ouest de la France, ont été les premiers à mettre en lumière la honteuse réalité, pour une république, de l’internement administratif. L’amnésie concernant les camps français a perduré très longtemps et n’est ressortie dans le débat public qu’à partir de faits qui ont ébranlé l’opinion publique :

  • les procès de René Bousquet et Maurice Papon, poursuivis pour complicité de crime contre l’humanité, crime imprescriptible depuis le procès de Nuremberg en 1946 ;
  • le 16 juillet 1995, le président Jacques Chirac reconnaît pour la première fois, en rupture avec les positions de ses prédécesseurs, le rôle joué par l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942, et la participation du gouvernement de Vichy dans la mise en œuvre de la Solution finale de la Shoah.

Au retour au pouvoir d’Édouard Daladier en avril 1938, l’afflux de réfugiés étrangers antifascistes et d’Espagnols républicains fuyant la guerre d’Espagne amène le gouvernement français à organiser leur assignation à résidence. La politique libérale et humaniste du Front populaire est ainsi mise en question.

L’antifascisme, ciment du Front populaire, laisse désormais la place à la recherche d’un accord politique avec Hitler et Mussolini. Le point d’orgue des concessions accordées aux deux dictatures, ce sont les accords de Munich du 30 septembre 1938 qui acceptent que l’Allemagne nazie prenne possession des Sudètes, région de Tchécoslovaquie où réside une importante communauté allemande.

Le gouvernement Daladier semble ainsi avoir sauvé la paix. Paradoxalement, ce sont deux personnalités conservatrices, le français Henri de Kérillis et Winston Churchill, qui sont les plus opposés à ces accords et lucides sur leurs conséquences :

« Vous pensez éviter la guerre au prix du déshonneur et vous aurez la guerre » dit Henri de Kérillis. « Vous pensiez avoir le choix entre la honte et la guerre, vous avez la honte et vous aurez la guerre » dit Winston Churchill.

Ces accords seront ratifiés à une écrasante majorité par la Chambre des députés, 575 voix sur 648. Seuls les 72 députés communistes votent contre la ratification des accords de Munich. Gabriel Péri écrit « On ne gagne pas la paix par l’oubli de la parole donnée. Désormais, aucun pays ne pourra prendre au sérieux la parole de la France ».

Le 12 novembre 1938, deux jours après la nuit de Cristal organisée par les nazis contre les Juifs allemands, un décret-loi est édicté par le président de la République, Albert Lebrun, le président du Conseil, Édouard Daladier, le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut et le ministre de la Justice, le gaillacois Paul Marchandeau. 

« Il est des étrangers qui, en raison (…) de leur activité dangereuse pour la sécurité nationale ne peuvent, sans péril pour l’ordre public, jouir de cette liberté encore trop grande que leur confère l’assignation à résidence… Ainsi il est apparu indispensable de diriger cette catégorie d’étrangers vers des centres spéciaux où elle fera l’objet d’une surveillance permanente ».

Le gouvernement Daladier institutionnalise l’internement administratif pour la première fois dans un pays démocratique, en dehors de l’état de guerre.  L’internement dans des camps de concentration de la communauté japonaise aux USA par le président Roosevelt se situe en février 1942, après Pearl Harbour, dans une situation de conflit armé entre les USA et le Japon.

Il faut prendre conscience de ce qu’est l’internement administratif : il n’y a pas de mise en accusation, pas de procès, pas de possibilité de défense, sa durée est indéterminée. Pas non plus d’appel, de recours, de remise de peine, c’est le préfet du département qui prend de la façon la plus discrétionnaire la décision d’internement à partir de rapports de police, d’informations des Renseignements généraux, ou d’une simple dénonciation. Parfois même, on interne après une peine d’emprisonnement.

En bref, le pouvoir administratif s’impose au pouvoir judiciaire et l’arbitraire d’une telle procédure peut, toutes proportions gardées, se comparer aux lettres de cachet de l’Ancien Régime, aux ukases du régime tsariste, au totalitarisme stalinien.

Le 21 janvier 1939 est ouvert le camp de Rieucros sur la commune de Mende en Lozère. Ce centre de rassemblement pour étrangers accueille des Autrichiens et Allemands antinazis, membres des Brigades internationales. Puis lors de l’exode des républicains espagnols, de février à mars 1939, on voit s’ouvrir une myriade de camps pour les vaincus de la guerre d’Espagne venus se réfugier en France. Ce sont des républicains espagnols amis de la France, « rouges » donc menaçant l’ordre public, qui vont être relégués dans ce que le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut appelle « camps de concentration ».

Après la déclaration de guerre, le 18 octobre 1939, le camp de Rieucros devient un camp réservé aux femmes étrangères. Dès novembre 1939, des militantes communistes, considérées comme des « indésirables françaises » après la dissolution du parti communiste, rejoignent à Rieucros leurs camarades étrangères.

À l’installation de l’État français le 12 juillet 1940, la xénophobie de la IIIe République se double d’un antisémitisme d’État radical fondé non sur la religion mais sur des critères raciaux. Les lois du 4 octobre 1940 donnant aux préfets le droit d’interner des Juifs étrangers est le prélude à une politique d’extrême violence envers la communauté juive : statuts des Juifs, CGQJ (Commissariat général aux questions juives), création de l’U nion générale des Israélites français (UGIF) fin 1941.

La politique de « collaboration » initiée par Philippe Pétain à Montoire le 24 octobre 1940 va amener l’État français à une descente en enfer jusqu’à sa participation au génocide juif. La date du 26 août 1942, gravée dans la pierre sur les stèles du camp de Brens et du square Joffre à Gaillac, est désormais synonyme de complicité et de crime contre l’humanité. 

Pour la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942, réalisée par la police française à Paris, en zone occupée, les forces de l’ordre du gouvernement de Vichy étaient en quelque sorte les « supplétives » des forces d’occupation. Par contre, la rafle du 26 août 1942 était organisée de A à Z par l’État français en zone libre, et sa responsabilité pleine et entière est engagée. Il faut noter l’implication quasiment militante du préfet de région Léopold Marie Frédéric Chéneaux de Leyritz.

Cette opération qui enverra à la mort – une mort atroce dans les chambres à gaz d’Auschwitz – 223 hommes, femmes et enfants juifs de notre département aura malgré tout un mérite, la réaction publique – enfin ! – de la hiérarchie catholique de notre région : Mgrs Théas, Salièges et Moussaron diront « les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes, tout n’est pas permis contre eux ». Parce que, jusque-là, le pire avait été toléré…

L’internement administratif – issu d’un décret-loi républicain ! – perdurera jusqu’en août 1944. Il sera remis en place par le gouvernement provisoire après la Libération. De décembre 1944 à juillet 1945, de présumés « collaborateurs » seront internés à Brens dans le cadre de l’épuration légale. Il y aura cependant une substantielle différence par rapport à l’État français : les internés auront droit aux services d’avocats, leur durée d’internement sera limitée à la tenue d’un procès devant une chambre civique. La liberté de la presse étant rétablie, ils bénéficieront de campagnes de presse virulentes faisant valoir l’insuffisance du respect du droit et de la défense. 

Les épurés de 1944-1945 avaient une mémoire assez sélective. Car, sous Vichy, de quels droits de la défense avaient bénéficié les 160 000 déportés politiques ? De quel droit de la défense avaient bénéficié les Juifs ? De quel droit de la défense avaient bénéficié les Juives du camp de Brens qui partirent dans la nuit et le brouillard vers Drancy et Auschwitz le 26 août 1942, le 21 septembre 1942, le 28 août 1943, le 25 mars 1944 ?