Les conditions d’internement, la vie à l’intérieur du camp

Les conditions d’internement, la vie à l’intérieur du camp

Les lieux et les conditions matérielles

Le 14 février 1942, le camp de Rieucros étant fermé, le transfert des internées vers le camp de « concentration » de Brens dans le Tarn (appellation officielle reprise dans les tampons administratifs) est organisé ; 324 femmes et 26 enfants arrivent avec l’espoir de bénéficier de meilleures conditions qu’à Rieucros où les hivers étaient très rudes (souvent – 20°), l’approvisionnement en eau insuffisant, ainsi que la nourriture.

En fait, elles vont être très vite confrontées à de nouvelles difficultés liées à la topographie, à la présence proche de la rivière Tarn, et à la nature des sols : à la moindre pluie, le terrain est détrempé, incroyablement boueux et la circulation entre les baraques, déjà compromise par les nombreuses ornières, devient très difficile.

Les internées vont souffrir l’hiver du froid humide, en ayant bien du mal à se réchauffer autour d’un mauvais poêle, et l’été d’une chaleur suffocante dépassant les 40°, comme le souligne le témoignage de Lucie L’Eplattenier-Gonthiez, équipière de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), inséré à la fin de notre brochure publiée en 2016 Le site du camp de Brens dans l’histoire… p. 41-42 .

L’état d’esprit des internées

Ayant déjà subi deux ans d’internement dans des conditions très éprouvantes les femmes arrivent à Brens dans un état de grande lassitude morale et de réelle faiblesse physique : incertitude sur leur sort et particulièrement sur la durée de leur internement décidé arbitrairement par l’Administration, absence d’informations sur les causes de leur détention, rumeurs très inquiétantes sur le sort des Juifs de France transférés vers des camps d’Europe centrale, tout cela pèse lourdement sur leur moral.

Les internées politiques (syndicalistes, communistes, anarchistes ou militantes engagées dans des réseaux de résistance), sont mieux préparées que les autres à affronter ce nouveau contexte carcéral et elles n’auront de cesse de proposer à leurs compagnes toutes sortes d’activités, manuelles ou culturelles, pour maintenir leur moral, en particulier Fernande Valignat, Odette Capion et Dora Schaul.

Organisation du camp

En outre, l’aménagement du camp de Brens va se révéler beaucoup plus répressif que celui de Rieucros : c’est un espace clos de 2 ha ceint d’une haute palissade de bois de 3 m de hauteur, surmontée par des barbelés, comportant des guérites et trois miradors de garde (cf. Diana Fabre, Un camp pour femmes, Brens, 1942-1944, édité par le ministère des Anciens combattants et victimes de guerre) ; il est surveillé par des hommes armés ce qui rend les évasions particulièrement difficiles. Tout contact visuel avec le monde extérieur est interdit aux internées, comme Angelita Bettini a pu nous le raconter : elle a reconnu une de ses amies, Suzanne Cayla, résistante toulousaine, passant sur le pont de Gaillac au seul son de sa voix, car elle chantait avec ses élèves gaillacois « Au Devant de la Vie » (Ma Blonde).

Les chefs de camp viennent soit de la police soit de la gendarmerie et logent dans le pavillon de chasse jouxtant le camp.

Les internées sont réparties dans dix baraques réservées au logement, d’une trentaine de mètres, et comportant de tout petits espaces aménagés en chambres, simplement cloisonnés sur les côtés ; un poêle est placé au centre, au niveau des portes ; il jouera dans la vie des internées un rôle primordial : on y fait réchauffer la soupe, on y repasse ses vêtements, surtout on se parle et on essaie d’oublier ainsi l’enfermement, la séparation des siens.

L’infirmerie se trouve dans deux autres baraques qui comportent deux dortoirs de 14 et 20 lits ; six infirmières sont prévues pour y assurer une permanence constante. Une consultation doit être proposée tous les deux jours par un médecin de Gaillac, le docteur Ferrié, et ceci est d’autant plus nécessaire que beaucoup de personnes arrivent déjà malades du camp de Rieucros, affaiblies par la mauvaise nourriture et atteintes de maladies aux yeux. Il va être très difficile pour elles d’obtenir un rendez-vous chez un spécialiste à Albi en raison des difficultés de transport ; quelques hospitalisations peuvent éventuellement être envisagées à l’hôpital d’Albi, sur décision du préfet.

En dépit de cette apparente garantie de soins proposées aux internées, il se révèle très vite que tout le nécessaire fait défaut : pansements, coton, médicaments, linge…

Outre la Croix-Rouge, organisme officiellement accrédité par le gouvernement de Vichy, deux autres organisations à caractère humanitaire sont habilitées à intervenir dans le camp : la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués) et les Quakers ; à ce titre elles disposent chacune d’une baraque. Ces lieux joueront un rôle important dans la vie des internées : elles y recevront des denrées alimentaires si précieuses en temps de pénurie, en particulier pour les enfants, et aussi un réconfort moral. Elles pourront de temps à autre obtenir des informations sur ce qui se passe à l’extérieur, et en particulier sur l’évolution de la situation politique en France.

Nous apprenons par l’équipière de la Cimade, Lucie L’Eplattenier-Gonthiez, affectée au camp de Brens du 17 juillet au 1er septembre 1943, qu’un culte avait lieu le dimanche matin. Elle l’assurait, en alternance avec le pasteur d’Albi, pour une petite communauté protestante d’une trentaine de femmes probablement dans la baraque attribuée à la Cimade.

De même, une messe était célébrée dans un lieu dénommé « chapelle », avec plus ou moins de régularité, le dimanche par le curé de Brens, l’abbé d’Arles, secondé ou remplacé par une religieuse allemande internée, Maria Sevenich dont nous avons récemment retrouvé quelques cahiers dans les archives de l’église de Brens ; l’assistance semble avoir été surtout importante pour quelques grandes fêtes religieuses comme Noël.

La cohabitation et la grande promiscuité entre les internées issues d’horizons tellement différents (24 nationalités selon les dernières recherches de notre association aux Archives départementales du Tarn) donnent lieu à des incidents répétés, les « politiques » demandant dès le 11 novembre 1942 à être dans un secteur distinct ; si bien qu’une autre répartition va être mise en place par l’administration mais cela ne se fera que le 27 mars 1943 : les « politiques » sont alors regroupées dans quatre baraques, par nationalités, les « droits communs » en auront deux, ainsi que les prostituées ; une baraque est réservée aux internées pour « délits économiques », et une, attribuée aux enfants. Toutefois les mères espagnoles ne voudront pas se séparer de leurs enfants et elles les garderont dans l’une des deux baraques qui leur sont réservées, comme le rapporte Angelita Bettini dans son livre de témoignage : Comment j’ai résisté à Pétain, p. 58. Elle-même, âgée de vingt ans, bilingue, est désignée responsable de la baraque des espagnoles où il n’y a pas d’enfants, et réussit à y faire régner une bonne entente malgré le large éventail d’opinions politiques, des communistes aux libertaires en passant par les poumistes (POUM ou Parti ouvrier d’unification marxiste), et les inévitables discussions qui en découlent.

Structuration des journées

La vie quotidienne des internées est soumise à une surveillance intérieure très sévère exercée par une surveillante en chef et les trois premières surveillantes à la tête du service ; les internées doivent observer un emploi du temps strict dont les horaires varient en fonction des saisons pour le lever (à 7 h du matin en général), et le coucher, et elles ne peuvent accéder aux lavabos que 2 h seulement le matin.

Cette répartition du temps a été mise au point pour régler toutes les corvées imposées aux internées : cuisine, distribution des repas, entretien des locaux (réfectoire, baraques ) ; cinq appels nominatifs ont lieu tous les jours à heure fixe (au lever, au repas de midi, à 16 h, au repas du soir et au coucher) ; cinq rondes de nuit sont organisées pour prévenir toute tentative d’évasion, d’abord à heure fixe, puis de façon imprévue, des évasions individuelles ayant malgré tout réussi.

Les formes de répression

La répression se révèle très dure à l’égard de la correspondance des internées, en particulier des politiques connues comme Fernande Valignat, institutrice communiste. Les lettres sont limitées à deux par semaine, de quatre pages, et elles sont systématiquement lues afin d’y discerner d’éventuels projets d’évasion, de révolte, ou de contacts avec des réseaux de résistants ; certaines sont bloquées par la censure, et même recopiées afin d’être analysées par les autorités comme en témoignent les documents reproduits dans l’ouvrage Terre d’asile, Terre d’exil publié par les Archives départementales du Tarn sous le titre : Paroles d’internées pages 30-31.

Les visites sont limitées à la famille proche, d’abord deux fois par semaine, puis une seule fois à partir de février 1943.

L’aspect répressif du camp s’affirme aussi par la présence d’un cachot et certaines femmes y sont parfois condamnées à un isolement complet de plusieurs jours à la suite d’un comportement jugé trop revendicatif, ou insultant pour le personnel de surveillance.

Ainsi, après l’évasion collective réussie dans la nuit du 14 au 15 mai 1944, dont font partie Josette Billoux, Odette Raynaud et Fernande Valignat, un groupe de cinq femmes considérées comme complices vont être enfermées dans ce cachot pendant huit jours ; en guise de représailles, tout contact avec l’extérieur sera interdit aux internées : ni courrier ni visites ni colis, en une période de très grave pénurie alimentaire et de grande faiblesse physique due à la faim. Toutefois elles n’auront pas à subir de sévices corporels ainsi que le notent Nuria Mor et Angelita Bettini.

Les activités à l’intérieur du camp

Ne pouvant travailler à l’extérieur, les internées vont organiser de petits ateliers d’activités manuelles (couture, remaillage, tricot, cordonnerie) et, sous l’impulsion du petit groupe d’artistes et d’intellectuelles déjà actives à Rieucros, de nombreuses activités culturelles seront mises en place, comme en témoigne Nuria Mor dans son livre Qui de tu s’allunya (Qui s’éloigne de toi). Elle peut ainsi apprendre à lire et à écrire le français, et participer même à des réunions littéraires autour d’un professeur de lettres, internée dans la « baraque 6 », celle des politiques françaises, probablement Fernande Valignat. La sœur de Nuria, Montserrat, donnera des cours d’espagnol.

Une bibliothèque a pu être installée grâce à l’apport de livres fournis par la Cimade et l’une des baraques a été transformée en foyer culturel : dans ce lieu les femmes se réunissent pour monter des pièces de théâtre qu’elles avaient déjà présentées à Rieucros (La Paix chez soi de Courteline, l’Amour médecin de Molière) ; elles organisent des spectacles de danse, de chant, des concerts ; Liselotte Rosenthal, pianiste et cheffe de chœur originaire de Leipzig, donnera des concerts de piano qui seront diffusés par haut-parleurs dans tout le camp. Toutes ces formes de résistance les aideront à lutter contre le découragement, l’ennui et une attente sans fin, ainsi que le racontent Angelita Bettini et Nuria Mor.

Le foyer est ouvert tous les jours ; une priorité est donnée à l’organisation de cours de langues en raison du nombre de nationalités différentes présentes dans le camp : cours de français, d’allemand, d’espagnol et d’italien, mais aussi un cours de littérature française, de grammaire et d’orthographe proposé par Fernande Valignat ; toutes ces activités suscitent un vif intérêt mais elles s’exercent toujours sous la surveillance du personnel administratif.

Comme le souligne Mechtild Gilzmer dans son livre Camps de femmes, l’institutrice Fernande Valignat jouera un rôle essentiel dans les efforts faits pour élever la conscience politique des femmes, à travers ses cours et conférences. Dans l’interview qu’elle accordera à Rolande Trempé pour son film Camps de femmes, Fernande Valignat insistera beaucoup sur cet objectif, ce qui lui valut aussi d’être l’objet d’une censure sévère dans ses lettres et d’être accusée de propagande communiste.

Il subsiste aux Archives départementales du Tarn des programmes indiquant le déroulement des manifestations : elles avaient lieu tous les quinze jours et se sont poursuivies jusqu’en 1943 comme en témoignent les nombreuses photos appartenant à Angelita Bettini et reproduites dans le livre Camps de femmes.

Nuria Mor signale dans son livre qu’à la demande des internées le chef du camp avait autorisé son fils à prendre des photos des spectacles et il était possible ensuite aux internées de les acheter : c’est pour cette raison qu’elle n’a du camp que des photos de fêtes…

Les rafles des internées juives

Toutefois un événement dramatique se produit dans la nuit du 26 août 1942 qui vient modifier durablement l’état d’esprit des internées : la rafle de trente et un femmes juives, d’origine allemande et polonaise, provoque un émoi considérable ; les femmes opposent une résistance physique acharnées aux GMR (Gardes mobiles de réserve) ; mais, malgré cette lutte désespérée, elles ne peuvent empêcher le départ de leurs compagnes vers le camp de Saint-Sulpice pour leur déportation vers le camp d’extermination d’Auschwitz (cf. les témoignages poignants d’Angelita Bettini et de Nuria Mor dans leurs livres).

Le 21 septembre une nouvelle rafle a lieu, les internées étant cette fois dirigées vers le camp de transit de Rivesaltes avant d’être déportées via Drancy vers Auschwitz d’où elles ne reviendront pas.

Les formes de résistance

Dans ce climat d’angoisse et d’inquiétude permanente quant à leur sort et à celui réservé à leurs compagnes juives, les internées politiques essaient de trouver des moyens de résister. Elles parviennent ainsi à détourner la grande manifestation du 30 mai 1943 organisée par le chef du camp pour la fête des Mères, instituée en 1941 par le maréchal Pétain. À la fin des berceuses chantées dans les diverses langues du camp la dernière interprète, une française, Raymonde David-Fitoussi se met à crier très fort : « Libérez les mères ! » appel repris en chœur par toutes les internées le poing levé, provoquant une fuite précipitée de toutes les autorités invitées par le directeur du camp pour leur montrer comment il savait tenir un camp de femmes…
À la suite de cet incident, six femmes seront arrêtées dont Fernande Valignat pour « reconstitution de partis dissous et atteinte à la sûreté de l’état… » mais faute de preuves, elles seront relaxées et ramenées au camp.

Aggravation des conditions matérielles et allègement progressif des effectifs

Parallèlement, les difficultés de ravitaillement s’accentuent au cours de l’année 1943 : un rapport au préfet (15 juillet) en témoigne : il insiste sur le risque de troubles si le service du Ravitaillement général ne répond pas aux demandes de son service d’intendance, chargé aussi du contrôle postal et de la censure : dans leurs lettres les femmes dénoncent l’insuffisance criante de leur nourriture et les détournements des envois.

Heureusement, de temps à autre des colis arrivent envoyés par le Secours suisse, les Quakers, ou le Comité œcuménique ; mais ils sont aussi très souvent visités et allégés.

Ainsi en septembre 1943, comme le rapporte Nuria Mor dans son livre p. 97-98, la ration de pain est passée de 400 g à 200 g pour les jeunes de 13 à 21 ans, et encore moins pour les autres ; « … Repas ! Un bien joli mot pour cette infâme tambouille à base de navets, rutabagas et topinambours simplement cuits à l’eau. Parfois surnagent des bouts de pomme de terre, et le dimanche un petit bout de viande, quelle aubaine… En résumé, la faim est un état permanent. »

Probablement en lien avec ces difficultés d’approvisionnement rencontrées par le régime de Vichy, des libérations sont opérées petit à petit ; la plus importante concerne celle des prostituées en septembre. Ainsi de 399 internées en juillet 1943 le chiffre tombe à 164 en décembre, puis à 145 (dont six enfants) lors du transfert au camp de Gurs les 3 et 4 juin 1944.

Le camp de Brens sera réquisitionné à partir de cette date comme camp militaire allemand.

En conclusion, nous reprendrons les propos de Fernande Valignat et Odette Capion-Branger recueillis par la journaliste Irène Michine, et publiés par notre association dans le Bulletin n° 5 de l’année 2006 : « …Nous nous sommes battues pendant des années pour que l’on parle de ces camps où des milliers de femmes ont été enfermées dans des conditions lamentables et qui ont servi de réservoirs à la déportation ».